C’était un lundi ou un mardi, je ne sais plus, en tout cas, c’était ici, comme souvent, sur le Boulevard du Montparnasse, la première fois de ma vie que j’ai lu une mauvaise critique à mon sujet. Celle-ci parlait de mes Monstres littéraires, ouvrage auquel le recenseur reprochait d’être trop classiques, trop banals, trop métalittéraires, trop latino-américains, trop d’autres choses aussi que j’ai oubliées (c’est dire s’il en avait, des griefs) et d’être écrits, surtout, dans une langue « trop bien peignée » (je cite de mémoire) pour avoir vraiment quoi que ce soit de monstrueux. Était-ce parce le censeur avait mentionné son nom dans sa critique ou parce que je me trouvais à quelque pas de là que je me suis rendu sur la tombe de Cortázar ? Je ne sais plus non plus. Comme il faisait beau, cet après-midi de printemps-là, j’ai dû me dire aussi que la balade serait toujours agréable (c’est vrai, elle le fut). Je me remis donc en marche et, quelques minutes après avoir reposé le numéro du magazine dans lequel la critique se trouvait, et après avoir envoyé un texto à Nelly pour lui dire que l’article était mauvais, je me tenais, recueilli, devant la tombe de Miguel.
Et puis ? Et puis, j’ai éclaté en sanglots. Pas à cause de la critique, c’est-à-dire : pas à cause de son contenu, et de tout le mal qu’on y disait de mes chers Monstres, non. J’ai éclaté en sanglots parce que je n’en pouvais plus. Là, debout devant la tombe de Miguel, je lui ai dit : « Pourquoi ont-ils écorché mon nom ? Suis-je donc maudit, suis-je donc ainsi condamné à n’être point reconnu, moi, en tant que tel, en tant qu’auteur, c’est-à-dire : en tant que nom propre, mais un autre, toujours le même, cet Orsini, qui s’évertue à prendre ma place, cet Orsini qui s’attire les foudres et les gloires qui me sont toutes justement adressées et me plonge éternellement dans l’ombre de son nom immense ? »
Je tombai à genoux.
Les yeux baignés de mes larmes amères, plus du tout recueilli, mais tout à fait défait, je parvins toutefois à articuler quelques lamentations supplémentaires. Et le front sur la tombe, je repris ainsi : « Ô saint Miguel, as-tu jamais enduré pareille douleur ? As-tu jamais vécu dans l’ombre d’un autre qui te ressemblait, mais que tu n’étais pas, que tu ne pouvais être, mais qui étais à ta place ? Ô saint Miguel, je voudrais être Orsini, je voudrais être cet autre qui me vole la vedette, qui me prend toute ma vie, qui m’écrase si violemment qu’il ne me laisse même pas les déshonneurs qui me sont dus ! »
Miguel Cortázar ne me répondit pas. Je me sentais tellement seul. Levant la tête, je croisai le regard effaré de quelques touristes qui se promenaient dans le cimetière. Embarrassé, je séchai rapidement mes larmes, me recoiffai quasi dans le même geste, et me relevai. J’aurais voulu disparaître, mais c’était inutile. Je n’étais jamais apparu. C’était toujours l’autre, qui attirait à lui et la lumière et l’ombre. Moi, tout ce qu’il me restait, c’était mes yeux pour pleurer. Et encore, je suis myope. Maudit Orsini.
Je fis quelques pas dans le cimetière en essayant de trouver une réponse à mes questions. Elle ne vint pas. Je fis le tour du cimetière en me demandant si un tel cas s’était déjà produit dans l’histoire de la littérature. Et soudain, j’eus une manière d’illumination. Ce n’était pas littéralement une réponse à ma question, mais en quelque sorte un début d’explication, quelque fragment de pensée qui allait sans doute me permettre de mettre de l’ordre dans mes idées et, qui sait ?, dans ma vie. En effet, me dis-je alors, Jorge Luis Borgnes n’était-il pas devenu aveugle ? L’infirmité linguistique dont il avait souffert toute sa vie, il avait su la retourner contre elle, s’en moquer au point de la dépasser et d’en faire une marque distinctive, une propriété inoubliable, pour devenir le Homère du Nouveau Monde. Je fus pris d’un doute. N’était-il pas exagéré de tenir ce genre de raisonnement dans la mesure où, tout le monde le sait, Borgnes est devenu aveugle à la suite d’un accident ? Je m’assis sur un banc pour réfléchir. Au bout de quelques instants, je parvins à cette conclusion :
1. Si l’infirmité linguistique dont Jorge Luis Borgnes avait souffert toute sa vie durant possédait la force de quelque nécessité, l’accident qui l’avait rendu aveugle, quant à lui, n’était dû qu’au hasard (on ne fait pas attention, on tombe dans l’escalier, on perd connaissance et on se réveille aveugle, pas de chance).
2. Or, cette contingence n’est dirimante pour l’argument que j’avais développé que si l’on admet que seule la nécessité peut faire une bonne histoire. Si l’on tolère, au contraire, que les choses puissent avoir lieu sans raison, le problème se dissout, et on obtient par là-même la preuve que la littérature peut se trouver partout (après tout, les meilleures histoires ne proviennent pas d’une suite implacable de causes et d’effets ; les pires non plus).
3. Donc, la vie de Jorge Luis Borgnes lui avait permis de faire de son infirmité une force. Mieux : une légende.
Satisfait, je levai les yeux au ciel bleu derrière les verres de mes lunettes de soleil jaunes. Je sortis du cimetière et remontai le Boulevard du Montparnasse jusqu’au salon de coiffure où j’ai mes habitudes, Rue du Cherche-Midi. Le sourire un rien charmeur de la coiffeuse m’accueillit. Elle me salua :
— Bonjour, monsieur Orsini. Comment allez-vous aujourd’hui ?
— Fort bien, je vous remercie. Quelle journée magnifique, n’est-ce pas ?
— Ah oui, il y a longtemps qu’on l’attendait, le printemps…
— Bien, bien. Pouvez-vous me couper les cheveux ?
— Oui, bien sûr. Je vais vous débarrasser. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Oh, trois fois rien : rafraîchissons la nuque et dégageons le tour des oreilles. Et puis, désépaissir aussi un peu sur le dessus du crâne. Avec mon volume, vous savez…
— Comme vous voudrez, monsieur Orsini. Ma collègue va vous faire un shampooing.
À la fin de la coupe, je sortis en saluant la compagnie, qui me répondit en me souhaitant une
— Bonne journée, monsieur Orsini !
Je souris et glissai en remettant mes lunettes de soleil :
— Oh, appelez-moi Jérôme.
En rentrant chez moi, après avoir admiré ma nouvelle coupe de cheveux et pris un selfie que je m’empressai d’adresser à Nelly, je me dirigeai vers le bureau. C’était décidément une journée magnifique sur le Boulevard du Montparnasse et, quand je la vis à travers les vitres immaculées des fenêtres de mon bureau, je ne pus m’empêcher d’y écrire. Je pris mon feutre blanc préféré et inscrivis ce slogan métalittéraire et révolutionnaire :
COIFFEURS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !
N.B. Le lecteur curieux pourra consulter l’article critique en question sur le site du Matricule des anges : https://www.lmda.net/2015-04-mat16229-des_monstres_litteraires.
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